Sunday 24 March 2024

Douze petites minutes

Quatre rues séparent ma maison de Chez Ram où trois pains maison chauds chauds m'attendent tous les matins: cinq minutes à pieds pour remonter l'avenue des Orchidées, deux minutes à faire la queue, une minute pour saluer les connaissances du quartier et enfin quatre autres pour redescendre cette même avenue. En tout et pour tout, douze minutes délicieuses de début de matinée qui donnent le ton à ma journée.

Il s'agit d'une marche lente et paresseuse à observer ces rues semi-endormies, baignées dans la lumière naissante qui semblent murmurer des histoires anciennes qui font remonter des souvenirs enfouis dans les replis de ma mémoire; la maison de M. Jhugroo où, enfant,  j'avais été ébloui de voir Panna reprendre les pas de danses de Travolta au son de Saturday Night Fever l'avant-veille du mariage de sa soeur Nelly, celle de Georges, le menuisier du coin, à qui j'offre une bouteille de vin tous les ans, symbole d'amitié et de lien indéfectible entre voisins, la maisonée blanche avec son vieux mini-cooper vert pomme des années 70 semblant défier le temps, la grande demeure de Bhisham où vit une mère seule depuis bientôt trente ans. C'est incroyable l'effet de  douze petites minutes d'une matinée où l'on revoit sa vie défiler devant ses yeux.

Je vis dans ce quartier et je vois tout le temps ces maisons mais il y a quelque chose de particulier lorsqu'elles sont baignées dans la lumière du matin et que l'air est encore imprégné du parfum doux et réconfortant du sommeil. Je sors de chez moi déambulant comme dans un demi-songe et je me laisse bercer par cette douce sensation de nostalgie me remémorant ce qu'a été l'essence même de ma vie: la nonchalance et un amour indéfectible pour ce morcellement Saint-Jean qui se développe sans se développer vraiment.

Chez Ram, le pain maison sent exactement le même parfum  que chez n'importe quel boutiquier de l'ile. Le pain maison a ceci de particulier qu'il nous rappelle toutes les étapes de notre vie, de la petite enfance où il nous semblait énorme dans notre panier en raphia qu'on trimballait à l'école et qu'on partageait avec les amis jusqu'au moment où, adolescent, il devenait soudain minuscule. Bien plus tard, jeune adulte on rentrait de boite de nuit affamé et on en cherchait vainement un morceau, même rassis, qu'on faisait griller sur la plaque à gaz. Chaque morceau de ce pain artisinal est un bonheur gustatif, une vraie ode à notre tradition culinaire et même si certains le considèrent comme un véritable étouffe-chrétien il est une part essentielle de notre identité mauricienne.

Je quitte la boutique, le sac de pain frais entre les mains, la rencontre avec le commis n'est pas seulement un acte banal, mais un rituel sacré car personne ne connait mieux nos petites habitudes que lui. Je redescends l'avenue, conscient que ce simple trajet retour vers la maison est en réalité un moment où je me connecte à mes souvenirs, à ma communauté et à moi-même. Et alors que je franchis à nouveau le seuil de ma porte, je suis empli d'une profonde gratitude pour ces douze petites minutes qui, chaque matin, m'enveloppent d'une étreinte bienveillante.


 

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