Tuesday 16 October 2018

Ce zistwar qui me fait tant de bien

Je suis toujours pris d'un sentiment étrange lorsque maman me parle de nani. Elle ne peut s'empêcher d'avoir  la gorge nouée en évoquant l'histoire de cette bonne femme frêle et maladive qui avait été offerte en mariage à l'aube de ses douze ans à un garcon qui venait de terminer ses études secondaires. 
(oui, c'était ça l'Ile Maurice des années 20). Lui devait avoir quoi? 18ans? 19, tout au plus et l ne s'agissait bien évidemment pas d'un mariage civil mais uniquement religieux. Ma grand-mère quitta donc la fraicheur de son Curepipe natal pour venir s'installer plus bas sur le plateau, à Rose-hill, un lieu qui dessinait les premiers contours de ce qui allait devenir plus tard une ville vivace et sympathique.

Pre-adolescente, elle devait commencer par apprendre comment se tenir en tant qu'épouse et apporter un soutien sans faille à son bonomm (mari). Elle raconta plus tard à ma mère que son bonomm était un garçon bon et travailleur et qu'il était surtout très bienveillant envers elle. Il était d'une érudition rare par rapport à son milieu modeste et avait même terminé premier de sa promotion dans le seul collège pour élites de l'ile à l'époque. La bourse qui devait lui être octroyée atterit (logiquement) entre les mains d'un blanc car il était coutume que la seule bourse d'Etat annuelle favorisât les blancs. N'ayant pu poursuivre ses études à l'étranger, il trouva du travail puis à la demande de ses parents, partit à la recherche d'une épouse. C'était dans les moeurs au début du xxeme siecle de se marier jeune a l'ile Maurice. Son choix se porta sur ma grand-mère car celle-ci avait terminé son cycle d'études primaires et était une des rares filles hindoues à savoir lire et écrire convenablement.

Cet homme aimait parler de Shakespeare à sa jeune epouse. Souvent le soir, il lui contait l'histoire du Roi Lear et s'evertuait à completer son éducation à travers des envolées lyriques tout en dépeignant les grands personnages de l'histoire. Elle buvait ses paroles. Il lui racontait les grands romans et les écrivains. Lui-même éprouvait un certain frémissement pour le respect et l'attention émanant d'elle. Il aimait cette jeune fille qui le regardait avec des yeux admiratifs , qui l'écoutait avec intérêt et qui le soutenait dans les moments de la vie de tous les jours.

Puis vint ce moment fatidique d'un matin d'hiver ou il attrapa une pneumonie, tomba gravement malade et à 23 ans à peine se retrouva à l'article de la mort. Il avait travaillé dur les quelques années où il fut en pleine possession de sa vigueur et avait amassé un petit pactole. Il fit donc venir son oncle à son chevet et demanda à ce que sa fortune soit remise à son épouse si jamais il lui arriva malheur. Il demanda aussi à ce qu'on la traite avec cette même bienveillance et dignité dont il lui avait fait cadeau durant ces années de bonheur. Il ordonna à son oncle d'en faire le serment et décèda peu après, les soins médicaux faisant cruellement défaut à l’époque.

Ma grand-mère ne vit jamais un sou des économies de son mari et quelques mois plus tard sa mère vint la récuperer de sa maison afin de lui éviter de devenir la bonne de service de sa belle famille. A 18 ans elle était veuve et considerée comme une paria car non seulement n'avait-elle pas pu porter d'enfant mais elle n'avait surtout pas su s'interposer entre la mort et son mari lorsque celle-ci vint le chercher. Dans certaines croyances  hindoues il est dit que lorsqu'arrive la grande faucheuse, c'est à l'épouse de se sacrifier en premier. A 18 ans donc, ma grand mère regagna le domicile paternel afin de laisser s’évaporer les quolibets et autres médisances.

La même année vit mon grand père perdre lui aussi sa jeune épouse à la maladie. Il avait 19 ans et veuf de son état, il demanda la permission à mon arrière grand père d'epouser ma grand mère. Il avait entendu parler de cette jeune veuve et pensa que lui seul était en état de pouvoir comprendre sa peine et elle la sienne. Il n'y eut aucune cérémonie. Dans le salon familial, il fixa simplement ma grand-mère du regard et lui imprégna sur le haut du front un peu de sindoor en lui demandant d'être son partenaire pour la vie. Seuls témoins de ce geste symbolique, leurs parents respectifs. Mes grands parents se marièrent civilement peu de temps après. Aucun enfant n'était issu de leurs premiers mariages respectifs. Six naquirent de cette union. Tout laisse à penser que c'était écrit.

Enfant, je me souviens de ma grand mère courant derrière la dépouille de mon grand père le jour de son enterrement. Elle était très âgée et hurlait sa peine à qui voulait l'entendre. Elle etait effondrée d'avoir perdu son compagnon une fois de plus et je me souviens assez clairement de cette scène du corps de mon grand père porté par mes oncles et ce bout de femme accablée et inconsolable agenouillée dans la rue Saint Denis. Cette image est resté figé dans ma mémoire à jamais.

Ma grand mère aimait profondément mon grand père. Par pudeur, elle évoquait rarement les souvenirs de son premier mariage mais quand elle le faisait c'était toujours avec beaucoup de douceur et de tendresse. Elle se confiait à ma mère à la lueur d’une bougie certains soirs, en lui brossant les cheveux. Peut-être ne voulait-elle pas que cette partie de sa vie reste vaine ou soit jetée aux oubliettes. Après tout, elle n'avait pas eu d'enfant de cette première union et il n'y avait que ses mots comme écho et témoin de cette période de son existence. Ses enfants, eux, pourraient toujours raconter l'histoire de leur père mais lui cet autre homme que si peu connaissaient, qui raconterait son histoire? Il etait bon et bienveillant, ne cessait-elle de répéter comme pour ne pas le laisser partir dans l'oubli.

Ma mère me dit toujours que la première fois qu'elle a entendu le nom de Shakespeare, c'était de la bouche de ma grand mère et je visualise toujours cette scène dans ma tête. Je me sens vivre à travers les vieilles zistwars de ma mère comme-ci je balisais la vie des ces anciens car il s'agit bien là d'anciens et non de vieux. Ma mère parle avec la voix d'une nostalgie contenue et pudique de personnes qu'elle se refuse de laisser partir vers l'oubli même si elle reconnait que cela est inévitable et je me dis que moi aussi un jour je raconterai le zistwar de ma mère et avec l’espoir que cela fasse suffisament de bien afin l'on ait envie de s'y raccrocher. Un peu, juste ce qu’il faut pour qu’on ne l’oublie pas.



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